Épisode 13

Au coeur du chaos

Durée de lecture estimée : 19 minutes
Auteure : Cindy Balavoine

Je reste bien sûr tétanisée, la panique prenant le dessus. Je n’ai jamais imaginé une seule seconde qu’AJ allait se jeter sur ce démon et qu’il espérait, sans l’ombre d’un doute, que je viserai juste ! Moi ! Il oublie que je ne me suis jamais battue, que je n’ai jamais tenu une arme de ma vie, que je suis non violente au possible, que je m’enfuis même devant une fourmi ! Je me rappelle notre « entrainement » où j’ai essayé de pulvériser une porte, et elle a à peine vacillé. Pour être honnête, je ne visais rien du tout ! Mais qu’est-ce qui lui est passé par la tête ? Il est devenu complètement fou ou inconscient ou peut-être les deux !

AJ hurle alors dans ma direction, sa voix pleine d’une urgence désespérée :

— Léna, dépêche-toi, je ne vais jamais tenir ! Vas-y !

Quel rigolo celui-là. La situation est tellement absurde que je pourrais en rire si je n’étais pas occupée à retenir mon souffle de peur. Je pose une main tremblante sur Akaris. Il vibre sous mes doigts, comme s’il pulsait d’une énergie contenue, prête à exploser à la moindre commande. Il n’attend que moi, que mes consignes. Je suis morte de trouille. Mes jambes tremblent si fort que je crains de m’effondrer à tout moment, et mon cœur bat à une cadence effrénée, comme s’il voulait sortir de ma poitrine. Je suis à deux doigts de m’évanouir.

Mais ce murmure, ce fichu murmure, continue de bourdonner dans ma tête, comme une mélodie lancinante qui ne veut pas s’éteindre. Il s’enroule autour de mes pensées, s’infiltre dans mes doutes, et je dois lutter pour l’ignorer. Pour ne pas perdre de vue ce qui est important : tuer le démon. Ne pas tuer AJ. Concentre-toi, Léna, me dis-je. Ne laisse pas ce murmure te distraire maintenant. Juste le silence, juste Akaris, juste la cible.

Mon esprit vacille, tiraillé entre l’envie de comprendre ces voix qui se bousculent dans ma tête et l’urgence de la situation. Je serre les dents, fermant les yeux un instant pour faire taire ce vacarme intérieur. Il faut que je me concentre… sur le démon… sur AJ. Rien d’autre ne compte.

Je secoue la tête violemment, essayant de reprendre le contrôle de moi-même. « Reprends-toi, bon sang ! » me dis-je intérieurement. Je ne peux pas laisser AJ se battre seul contre ce démon, surtout quand je suis probablement sa seule chance de s’en sortir.

Je lève les yeux juste à temps pour voir AJ se faire projeter contre un mur avec une force inouïe qui me coupe le souffle. Le choc est brutal. Son corps heurte la pierre dans un craquement sinistre, un bruit qui résonne jusqu’au fond de ma moelle. J’ai l’impression d’entendre ses os se briser… et pourtant, à ma grande stupeur, AJ se relève. Il grogne de douleur, mais tient bon, ses yeux rivés sur le démon qui avance vers lui avec une lenteur calculée, presque méprisante. Ses poings sont serrés, ses mouvements hésitants, maladroits, mais il est debout, prêt à continuer. Comment est-ce possible ? Comment peut-il encore se tenir debout après un tel choc ?

Je le vois tituber, vaciller un instant, mais ses yeux… Ses yeux ont changé. Ils sont devenus rouges, d’un rouge qui rappelle étrangement celui du démon. Une lueur étrange, presque inhumaine, brille dans ses pupilles, et malgré moi, je sens une vague de doute s’insinuer en moi. Non, AJ n’est pas un démon, je m’en persuade, il m’a dit qu’il était différent… mais alors, qu’est-il vraiment ? Quelque chose en lui semble résister à la douleur, une force brute qui défie la logique.

AJ fonce de nouveau sur le démon et donne un coup de poing violent dans son estomac, mais c’est comme frapper une montagne. Le démon ne bouge même pas, il sourit de manière sinistre, ses yeux rouges pétillant de malveillance. Il tend la main et saisit AJ par la gorge, le soulevant du sol comme s’il ne pesait rien. AJ, pourtant, ne cède pas. Même suspendu dans les airs, il continue de se débattre, de frapper, ses jambes battant l’air dans une tentative désespérée de se libérer. Mais le démon est impitoyable, resserrant son emprise avec une force qui paraît infinie.

Je vois le visage d’AJ se tordre de douleur, et une vague de colère et de peur pure monte en moi, me submergeant presque. Le rire du démon résonne dans la crypte, profond et dénué de toute humanité, un son qui me glace le sang.

Mais AJ ne lâche rien, ses yeux rouges brillent d’une intensité qui défie la réalité. Il se contorsionne, se tord dans tous les sens, comme une bête acculée refusant de céder. Ses muscles se tendent à l’extrême, et je vois sa mâchoire se contracter sous l’effort. Il est en difficulté, clairement, mais il ne s’effondre pas. Il est surprenant, résilient, presque… surhumain.

C’est alors que quelque chose change en moi. Je sens une étincelle s’enflammer, une énergie nouvelle que je n’avais pas ressentie auparavant. Je ne peux plus rester tétanisée. Je ne peux pas le laisser mourir ! AJ a besoin de moi, et moi, j’ai besoin de comprendre ce qu’il est vraiment, ce que je suis en train de devenir à ses côtés. Mon regard se durcit, et je serre Akaris dans ma main, prête à faire face.

Akaris vibre de plus en plus fort, résonnant avec l’énergie qui monte en moi. Je serre l’amulette dans ma main, cherchant à canaliser cette puissance. Je me concentre de toutes mes forces, fermant les yeux un instant pour ne plus voir AJ en difficulté, pour ne plus sentir cette peur qui m’envahit. Il faut que je le sauve. Je dois y arriver. Pour Laurie. Pour AJ. Pour moi.

Je rouvre les yeux, et dans un cri qui me surprend moi-même, je laisse Akaris libérer son énergie. Une vague de chaleur et de lumière jaillit de l’amulette, se dirigeant droit vers le démon. Le temps semble ralentir alors que je vois cette énergie pure se précipiter vers la créature, éclairant la crypte d’une lueur éblouissante.

Le démon se retourne juste à temps pour voir l’attaque arriver, mais il est trop tard. L’impact le frappe de plein fouet, le projetant en arrière avec une force titanesque. AJ tombe lourdement au sol, libéré de l’emprise du démon. Je me précipite vers lui, mon cœur battant encore à tout rompre, mais cette fois avec un mélange d’espoir et de peur.

AJ me regarde, haletant, ses yeux écarquillés de surprise, mais aussi de gratitude. Je ne peux pas croire que j’ai fait ça. Que ça a fonctionné. Le démon se redresse lentement, mais il est affaibli, ses mouvements sont lents, presque maladroits.

— Encore une fois, Léna… murmure AJ, sa voix rauque.

Je me prépare, Akaris toujours vibrant dans ma main, prête à achever ce qui a été commencé.

Je ferme les yeux un instant, rassemblant toutes mes pensées, focalisant chaque fibre de mon être sur un seul et unique objectif : renvoyer ce démon d’où il vient, en enfer, loin de nous, loin de ce monde. Je sens Akaris vibrer de nouveau, intensément, comme s’il comprenait mes intentions, comme s’il anticipait ce que je voulais. Une étrange connexion se tisse entre nous, et je ne suis plus sûre de savoir où je finis et où l’amulette commence.

C’est curieux, mais la peur qui me paralysait il y a encore quelques secondes a disparu. À sa place, une force inconnue, puissante, traverse mon corps, chaque muscle, chaque nerf, comme si cette énergie ne venait pas vraiment de moi, mais d’Akaris lui-même. Est-ce possible que cette amulette soit consciente ? Qu’elle ait une volonté propre ? Peut-être qu’elle communique avec moi à travers ces sensations, qu’elle partage sa puissance, sa détermination.

Je laisse cette force m’envahir, me nourrir de sa conviction. Mon esprit est clair, mon cœur bat fort, mais de manière régulière, comme un tambour de guerre. Mes doigts se resserrent sur l’amulette, et je sens la chaleur qu’elle diffuse, une chaleur qui n’est pas seulement physique, mais qui traverse mon âme.

Je me tiens droite, ferme, ma main toujours posée sur Akaris, et je la sens s’échauffer encore plus, comme si elle répondait à mon appel. Une lueur intense commence à irradier de la pierre, éclairant la crypte d’une lumière vive et blanche. Je fixe le démon, ce moine transformé en une créature immonde, et je sais que cette fois, je ne vais pas hésiter.

AJ, à mes côtés, reprend difficilement son souffle. Je l’entends murmurer quelque chose, une prière ou une incantation, je ne sais pas. Son regard est fixé sur moi, ses yeux brûlent de cette confiance inébranlable qu’il semble toujours avoir en moi, même quand moi-même je doute.

— C’est maintenant ou jamais, dis-je doucement, mais avec une conviction que je n’ai jamais ressentie auparavant.

Akaris vibre encore plus fort, comme un cœur battant à l’unisson avec le mien, et je sens l’énergie monter en moi, prête à jaillir.

Je tends ma main libre vers le démon, mon regard ne quittant pas le sien.

— Retourne en enfer ! crie-je de toutes mes forces.

À ce moment précis, une explosion de lumière jaillit de l’amulette, se concentrant en un rayon brillant qui fend l’air et se précipite vers le démon avec une vitesse fulgurante.

Je ressens l’énergie traverser mon corps, se diriger vers cette créature avec une précision parfaite. Le démon, surpris, tente de se protéger, mais il est trop tard. L’attaque l’atteint de plein fouet, une explosion de lumière envahit la crypte, aveuglant tout autour de nous. Le cri inhumain du démon résonne dans l’espace, un cri de rage et de douleur, alors qu’il se désintègre sous l’impact.

Je sens Akaris se calmer, sa vibration se réduire, la chaleur diminuant doucement. L’instant paraît durer une éternité, mais enfin, le silence revient, lourd, oppressant, mais étrangement rassurant. Je respire profondément, réalisant ce que je viens de faire.

AJ, toujours allongé sur le sol, me regarde avec des yeux écarquillés. Un sourire fatigué se dessine sur ses lèvres.

— Eh bien, c’est ce que j’appelle pulvériser un démon, dit-il, avec un petit rire nerveux.

Je ris aussi, une bouffée de soulagement m’envahissant. Je l’ai fait. Nous l’avons fait. Peut-être que cette amulette et moi, nous sommes plus connectées que je ne le pensais… Peut-être qu’elle n’a pas seulement une conscience, mais qu’elle est une alliée, prête à combattre à mes côtés.

Je me précipite vers AJ, mon cœur tambourinant dans ma poitrine. Je dois m’assurer qu’il va bien, qu’il n’est pas gravement blessé après ce combat acharné. Mes mains tremblent légèrement alors que je m’approche de lui, et je pose mes doigts sur son épaule, le scrutant avec inquiétude.

— Est-ce que tu as mal quelque part ? demandai-je, ma voix tremblante d’inquiétude.

AJ secoue la tête, mais je vois bien qu’il grimace. Malgré tout, il sourit, un sourire épuisé mais rassurant.

— Aide-moi à me relever, souffle-t-il doucement.

Je tends ma main vers lui, et lorsqu’il la saisit, un frisson me parcourt l’échine. Son contact est chaud, rassurant, mais aussi terriblement troublant. J’ai eu si peur de le perdre, peur qu’il soit blessé, qu’il m’échappe… Je l’aide à se relever, et soudain, nous nous retrouvons nez à nez. Son souffle est contre le mien, chaud et léger.

— Merci, murmure-t-il, ses yeux plongés dans les miens, d’une intensité qui me coupe le souffle.

Mon cœur rate un battement, et avant que je ne puisse réagir, AJ se penche et dépose un baiser doux sur mes lèvres. C’est bref, mais l’instant semble suspendu dans le temps, chargé d’une émotion que je n’avais pas anticipée. Je sens mes joues s’enflammer, mes jambes flancher légèrement. Pourquoi vient-il de m’embrasser ? Est-ce que cela signifie quelque chose ? Ou est-ce simplement sa manière de me remercier ? Tant de questions tourbillonnent dans mon esprit, mais je n’ose en poser aucune de peur de la désillusion.

Alors qu’AJ se recule doucement, je ressens un frémissement familier dans ma tête. Le murmure revient, plus persistant cette fois. Ce murmure insaisissable, qui semble danser à la limite de ma conscience, m’envahit de nouveau. Je lutte pour l’ignorer, pour rester ancrée dans l’instant présent, mais il est là et je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’il essaie de me dire.

AJ ne me quitte pas du regard. Son sourire est tendre, presque timide.

— Il n’y a aucun doute, tu es une Delacroix, dit-il avec un air de malice, comme pour alléger la tension.

Je reste muette, incapable de formuler une réponse, encore sous le choc de ce qui vient de se passer, et troublée par ce murmure incessant qui semble vouloir m’entraîner ailleurs, vers quelque chose d’inconnu.

— Nous devons partir, me dit-il ensuite, avec une fermeté retrouvée dans sa voix.

Je hoche la tête, tentant de reprendre mes esprits. Mais au fond de moi, je sens une chaleur nouvelle, une émotion inattendue qui continue de vibrer doucement.

Je regarde en direction de la sortie, là où le démon s’est volatilisé, son ombre s’étant dissipée comme un mauvais rêve à l’aube. Mes jambes me portent presque malgré moi, doucement, avec une prudence extrême, vers l’endroit où il se tenait quelques instants plus tôt. Un petit tas de cendre repose à présent là où notre moine démoniaque avait planté ses pieds. Je m’arrête, contemplant ce qui reste de lui, fascinée et horrifiée à la fois.

AJ s’approche et, après un bref coup d’œil au tas de cendre, il lâche d’un ton léger :

— Eh bien, on dirait que quelqu’un a eu un petit problème de combustion spontanée… Il était peut-être allergique à la lumière ?

Je ne peux m’empêcher de sourire malgré la tension.

Je viens d’envoyer un démon en enfer. Mon esprit peine à traiter cette réalité. Une partie de moi est triomphante, satisfaite de cet exploit inattendu… mais une autre partie est pétrifiée de terreur. Que signifie vraiment ce que je viens de faire ? Suis-je capable de manier une force dont je ne comprends pas tous les secrets ? Je me sens presque étrangère à moi-même.

Je reste un instant figée, incapable de décider si je dois sourire de satisfaction ou hurler de peur. Peut-être un peu des deux. Mes yeux ne quittent pas ce tas de cendre. Est-ce vraiment fini ? Et si un autre démon apparaissait à cet instant ?

Je prends une grande inspiration, repoussant les pensées qui tourbillonnent dans mon esprit et le murmure qui commence à me rendre cinglée. Lentement, j’enjambe ce qui reste du moine et avance prudemment, mes pieds effleurant le sol avec légèreté, comme si le moindre bruit pouvait réveiller un autre cauchemar. J’approche de l’ouverture et passe une tête discrète à travers la porte, mon cœur battant à tout rompre.

Je scrute l’extérieur, retenant mon souffle, prête à me retrouver nez à nez avec une armée de moines démoniaques… mais rien. Pas de silhouettes inquiétantes, pas de yeux rouges qui brillent dans l’ombre. Juste le silence paisible d’un paysage désert. Pas d’armée de moines à l’horizon.

Je me tourne vers AJ, essuyant la poussière sur ses vêtements avec un sourire à la fois amusé et soulagé.

— Rien à signaler, dis-je en haussant légèrement les épaules. On dirait que l’enfer a pris une journée de congé.

Il me rejoint, et ensemble, nous franchissons enfin la sortie, respirant l’air frais avec un soupir de soulagement. Mais au fond de moi, je sais que nous ne sommes pas encore tirés d’affaire.

Je me retourne pour essayer de comprendre où nous sommes. Le monastère apparaît au loin, perché sur les hauteurs comme un vestige d’un autre temps. La crypte, avec ses couloirs interminables, nous a éloignés de cet endroit sinistre. Un soupir de soulagement m’échappe, mais ce n’est pas le moment de se relâcher. Il faut que nous nous rapprochions de la route, que nous trouvions un moyen de retourner en ville.

AJ se tourne vers moi, son visage encore marqué par la tension du combat. Il a l’air sérieux, concentré sur notre prochaine mission.

— Il faut qu’on se procure un téléphone pour entrer les coordonnées GPS, dit-il d’une voix calme.

Je hoche la tête, consciente que chaque minute compte. Nous continuons de descendre la colline, les arbres se faisant plus clairsemés à mesure que nous nous approchons d’une petite route poussiéreuse qui serpente vers la vallée. Le silence est presque paisible, comme si la nature elle-même nous offrait un moment de répit.

Mais au fond de ma conscience, je l’entends de nouveau… ce murmure. Faible, insistant, comme un écho lointain dans mon esprit. Je m’arrête un instant, mes yeux se plissant, tentant de mieux percevoir ce bruit étrange. Est-ce réel ? Est-ce simplement mon esprit qui me joue encore des tours ?

— AJ, tu es sûr que tu n’entends rien ? demandé-je, ma voix à peine plus qu’un murmure elle-même.

AJ tourne la tête vers moi, les sourcils froncés. Il écoute attentivement, tendant l’oreille comme s’il espérait capter ce que je perçois.

— Non, je n’entends rien, répond-il finalement, un soupçon d’inquiétude dans sa voix. Tu entends encore ces murmures ? Tu distingues des mots ?

Je ferme les yeux, tentant de me concentrer sur ce murmure qui semble danser aux limites de mon ouïe. C’est presque comme un chuchotement… mais indéchiffrable, comme une langue oubliée, des mots qui se dérobent avant que je puisse les attraper.

— Non… rien de clair. Juste… des sons, comme une voix, mais je ne comprends pas, dis-je en secouant la tête, frustrée de ne pas pouvoir percer ce mystère.

AJ pose une main rassurante sur mon épaule.

— Peut-être que c’est l’amulette qui tente de communiquer ? suggère-t-il doucement.

Je soupire, me remettant en marche, mais le murmure persiste dans mon esprit, comme une mélodie que je ne peux ignorer. Qu’est-ce que cela veut dire ? Et pourquoi suis-je la seule à l’entendre ?

Après quelques minutes, une silhouette se dessine au loin. Une camionnette, un vieux pick-up avec une benne en bois à l’arrière, s’approche en cahotant. Je plisse les yeux pour mieux distinguer ce qu’elle transporte. Oh, des chèvres. Bien sûr, pourquoi pas ? C’est à ce moment que je réalise à quel point nous sommes loin de notre confort habituel.

AJ se met à faire de grands gestes pour attirer l’attention du conducteur. Je l’imite, levant les bras avec énergie. La camionnette ralentit et s’arrête enfin face à nous, un nuage de poussière s’élevant sous ses roues. Un vieil homme à la peau burinée par le soleil sort sa tête par la fenêtre, un regard perplexe sur le visage.

Après quelques échanges incertains entre le mime, l’anglais et quelques mots de grec, AJ réussit à lui expliquer notre situation. Finalement, le vieil homme accepte de nous emmener en ville, mais pas avant de s’être assuré que nous ne sommes pas des fugitifs échappés d’un asile, j’en suis certaine. AJ monte à l’avant, à côté du conducteur, et je grimpe à l’arrière, dans la benne avec les chèvres.

Je m’installe parmi mes nouvelles compagnonnes de route, m’accrochant au rebord de la benne en bois. Étrangement, je me sens plus en sécurité avec mes amies à cornes qu’assise à côté d’un inconnu. La tension du combat avec le moine démoniaque est encore palpable. J’ai du mal à me détendre, et l’idée de m’asseoir à côté de quelqu’un que je ne connais pas me paraît insurmontable. Ce moine m’a vraiment laissé un souvenir terrifiant.

Une chèvre me fixe de ses yeux calmes et placides, comme si elle comprenait exactement ce que je ressens. Je ne peux m’empêcher de sourire légèrement. Peut-être qu’après tout, je ne suis pas la seule à avoir survécu à des choses terrifiantes dans cette vie.

Après une bonne dizaine de minutes de trajet cahoteux, le pick-up s’arrête brusquement dans un grincement de freins. La poussière retombe lentement autour de nous alors que je me redresse, essayant de ne pas me cogner contre la planche en bois de la benne. AJ vient m’aider à descendre, tendant la main avec un sourire en coin.

— Alors, tu n’as pas trop discuté avec tes copines, j’espère ? lance-t-il en riant.

Je lui tire la langue en guise de réponse, mais je n’oublie pas de murmurer un au revoir aux chèvres. Elles me regardent partir avec leur air placide, indifférentes à mes adieux un peu trop affectueux. Nous remercions chaleureusement le vieil homme, qui nous adresse un signe de tête avant de repartir dans un nuage de poussière.

AJ et moi nous dirigeons vers une boutique Vodafone de l’autre côté de la rue. Les néons rouges et blancs du logo nous rappellent soudain combien nous sommes loin de notre réalité habituelle. À l’intérieur, la boutique est petite mais bien fournie, des étagères pleines de téléphones et d’accessoires s’étirent sur les murs. Le vendeur, un homme trapu avec une barbe poivre et sel, nous accueille d’un regard suspicieux.

Je sors quelques billets de ma poche et commence à expliquer, avec un sourire aussi charmant que possible, que nous avons besoin d’une carte SIM et d’un téléphone. AJ se tient à mes côtés, prêt à intervenir si besoin. Mais le vendeur secoue la tête, le visage fermé. Il m’interrompt en grec, que je ne comprends pas, mais son ton est ferme.

— Désolé, mais je ne peux pas vous vendre de carte sans pièce d’identité, dit-il finalement en anglais, voyant que nous ne comprenons rien à ses explications.

Je soupire intérieurement. Bien sûr, ça ne pouvait pas être aussi simple. Une longue discussion s’engage, le vendeur ne démordant pas de sa position. AJ essaie de négocier, de lui expliquer que nous sommes des voyageurs qui ont perdu leurs papiers, mais il secoue la tête, inflexible.

Je me sens légèrement désespérée. Mon esprit se met à tourner à toute vitesse, cherchant une solution. Peut-être que je pourrais tenter une petite diversion pendant qu’AJ glisserait quelques billets sous le comptoir ? Non, trop risqué. Une idée folle traverse mon esprit : et si je lui disais la vérité ? Que nous sommes à la recherche d’une sœur disparue, que nous avons échappé à des démons et que nous avons vraiment, vraiment besoin de ce téléphone ?

Je me tourne vers AJ, cherchant du soutien dans ses yeux. Nous devons trouver un moyen, n’importe lequel, pour obtenir cette carte SIM.

AJ ne perd pas une seconde. D’un ton direct, il s’adresse au vendeur en anglais, les sourcils froncés.

— Combien ? Combien pour que vous nous vendiez cette carte sans poser de questions ? demande-t-il d’une voix ferme.

Je cligne des yeux, stupéfaite. Il est sérieux ? Il n’a pas l’air de vouloir prendre des pincettes du tout ! Et moi qui pensais qu’on allait passer pour des clients respectables… mais non, AJ, lui, il va droit au but. Le vendeur le dévisage un instant, l’air de peser le pour et le contre, avant de sourire d’un air calculateur.

— Deux cents euros, dit-il enfin, un sourire narquois au coin des lèvres.

Deux cents euros ?! Mon estomac se serre à l’idée de dépenser autant pour un téléphone minable et une carte SIM. Mais je croise le regard d’AJ, et je sais que nous n’avons pas vraiment d’autre option. Deux cents euros, ce n’est pas rien, mais ça reste raisonnable vu les circonstances. Je hoche la tête, signifiant à AJ que c’est bon pour moi.

AJ tend les billets au vendeur, qui les attrape avec la rapidité d’un serpent. En quelques minutes, nous ressortons de la boutique avec un téléphone Android bas de gamme et une carte SIM avec 50 Go de données. Je soupire de soulagement. Les lois sont apparemment faites pour être contournées quand on est vraiment désespéré.

— On est de vrais bandits, maintenant, plaisanté-je en glissant le téléphone dans ma poche.

AJ rit doucement, secouant la tête.

— J’espère que ça en vaudra la peine, dit-il, son regard fixé droit devant nous, déterminé.

Je souris, le cœur plus léger. Cette petite victoire, aussi dérisoire soit-elle, me redonne un peu de courage. Maintenant, il est temps de trouver ces coordonnées et de découvrir où nous mène le dernier indice de Laurie.

Je n’en ai pas parlé à AJ, mais depuis que nous sommes en ville, les murmures se sont considérablement affaiblis. Comme si nous avions dévié de notre chemin, pris une mauvaise direction. C’est fort probable, d’ailleurs. Nous avons fait un retour en arrière, et ce n’est jamais bon signe.

AJ allume le téléphone, active le GPS, et lance Google Maps. Je prends une profonde inspiration et saisis la suite de chiffres que j’ai précieusement gardée en mémoire. Le GPS clignote un instant, calculant l’itinéraire, puis une petite icône rouge apparaît sur l’écran, indiquant notre destination : 25 minutes en voiture. Nous ne sommes plus très loin.

— Vingt-cinq minutes, murmuré-je, presque soulagée de voir que l’arbre millénaire n’est pas si éloigné.

AJ sourit, un sourire rempli de cette détermination qui me réchauffe toujours le cœur, et il pointe une boutique de location de scooters juste en face de nous, de l’autre côté de la rue.

— On pourrait en louer un, qu’en dis-tu ? propose-t-il, le regard pétillant d’excitation.

Mon cœur se serre un peu à l’idée de monter sur un deux-roues. Je ne suis pas vraiment à l’aise avec ça, pas rassurée du tout… Mais nous avons besoin d’aller vite, et le temps presse.

— D’accord, c’est notre meilleure option, finis-je par répondre, tentant de cacher ma nervosité derrière un sourire forcé.

AJ me tapote l’épaule, encourageant, et nous nous dirigeons vers la boutique. La prochaine étape de notre voyage commence ici, sur ce scooter, et malgré la peur qui s’insinue en moi, je sais que je suis prête à tout pour arriver à destination.

Nous prenons la route, moi agrippée à AJ comme si ma vie en dépendait – et en vérité, c’est peut-être le cas. Le scooter file à vive allure, et je sens chaque caillou, chaque nid-de-poule sous nos roues. Nous avons quitté la route principale pour un chemin de terre qui mérite à peine le nom de « route secondaire ». Les secousses sont une torture, un véritable test de résistance pour mes nerfs et mes pauvres fesses endolories.

Mais tout cela semble insignifiant en comparaison de ce qui suit. Un éclair fend le ciel, suivi d’un grondement de tonnerre qui fait vibrer l’air autour de nous. L’orage éclate avec une violence soudaine, le ciel se déchire, et la pluie s’abat sur nous comme une cascade glacée. Je sens l’eau pénétrer mes vêtements en quelques secondes, me glaçant jusqu’aux os. Et les murmures… les murmures reviennent, plus forts, plus pressants. Ils envahissent mon esprit comme une mélodie obsédante, un chant mystérieux et inquiétant qui se mêle au fracas de l’orage.

Les gouttes de pluie, grosses comme des billes, nous fouettent le visage, rendant la route encore plus glissante, presque impraticable. Je serre AJ un peu plus fort, mon cœur battant à tout rompre dans ma poitrine.

— AJ, c’est de la folie ! criai-je pour me faire entendre par-dessus le rugissement du vent.

Mais il ne ralentit pas, au contraire. Il accélère, luttant contre les éléments. Sa voix s’élève, forte et déterminée.

— Accroche-toi, Léna ! m’ordonne-t-il, ses mains fermement agrippées aux poignées du scooter.

Le scooter dérape, glisse dangereusement sur le chemin boueux. Je crie, incapable de contenir ma panique. Les murmures s’intensifient, résonnant dans ma tête, devenant de plus en plus incompréhensibles et oppressants. C’est comme si l’orage et ces voix invisibles se répondaient, se nourrissaient l’un de l’autre. La peur m’envahit, une terreur viscérale qui me serre la gorge.

— AJ, ralentis, je t’en supplie ! criai-je à nouveau, ma voix brisée par la panique.

Mais AJ ne lâche rien, il garde le cap, concentré sur la route qui s’étire devant nous, presque invisible sous la pluie battante. Chaque tour de roue semble un défi lancé au destin, et moi, je m’accroche à lui, fermant les yeux par moments, espérant que ce cauchemar finisse bientôt.

L’orage rugit au-dessus de nos têtes, les éclairs illuminent brièvement le paysage sombre, et je me demande combien de temps encore nous pourrons tenir ainsi. L’air est chargé d’électricité, tout autour de nous est chaos et désordre, comme si le ciel lui-même s’acharnait contre nous. Et dans tout ce tumulte, les murmures persistent, plus forts que jamais, se frayant un chemin dans ma conscience, refusant de s’éteindre.

C’est l’hécatombe, et je ne sais pas combien de temps encore nous pourrons défier les éléments.

À suivre…

La fin est proche...

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